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Valérie Malfoy

Coups de coeur des libraires

J’ai adoré ce recueil de nouvelles. Publié dix ans après la mort de l’auteure, c’est une découverte. Le style est unique, reconnaissable dès les premières lignes. À mesure qu’on progresse dans le livre, Lucia Berlin se dévoile. Elle n’est pas l’unique sujet de ses récits, loin de là. Il y a de nombreux portraits d’hommes et de femmes. Ce qui frappe, c’est la vie contenue dans ces histoires, le désir d’insouciance et de légèreté des personnages, le très grand respect mis à les peindre.

Au début, on imagine une femme un peu fruste, alcoolique, tirant le diable par la queue et élevant tant bien que mal ses quatre fils. Peu à peu, le portrait se fait plus nuancé, l’enfance est cabossée, la mère névrosée, mais il y a aussi un milieu privilégié, une adolescence au Chili, une sœur tendrement aimée, le Mexique, des amoureux multiples, des fils responsables et des policiers pas toujours compréhensifs. Le double fictif de Lucia Berlin fait mille métiers, professeur, secrétaire médicale ou femme de ménage, tout est bon pour faire vivre sa famille.

Ce qui est remarquable, c’est le ton, cet humour en demi-teinte, la vérité psychologique des personnages qui les rend réels. Les défauts sont soulignés. L’alcool, qui revient dans presque toutes les nouvelles, n’est jamais idéalisé. Un vrai plaidoyer contre l’alcoolisme. Il faut lire « Ingérable », description d’une femme à la recherche de sa ration d’alcool tôt le matin avant que ses enfants ne se lèvent. Le récit est glaçant et si bien écrit qu’on ne peut s’en détacher.

On est sans cesse pris à contre-pied. Ce qui commence tragiquement se termine dans un éclat de rire, parfois grinçant, souvent par une pirouette. On referme le volume en souhaitant la traduction d’autres nouvelles de Lucia Berlin.

FLORENCE REYRE, Librairie Gibert Joseph, Paris

Kingston, 1976. Ils sont sept, armés, à faire irruption au domicile de Bob Marley. BANG. Deux jours plus tard, celui que l’on nomme « le Chanteur », divinité vivante, réunira plus de 80 000 personnes lors d’un concert historique pour la paix organisé par le parti au pouvoir. Voilà l’épicentre de ce roman qui est un séisme, une fresque colossale abritant des dizaines de personnages, hommes politiques, barbouzes, journalistes, chefs de gangs, crève-la-faim, enfants soldats, mères éplorées… De 1976 à 1991, Marlon James nous embarque dans cinq journées et une kyrielle de personnages. Chacun se confie, à bout de souffle : de la petite géopolitique, des trahisons tapies, des violences éclatantes, des vies minuscules sous la marche du monde. Le tout sur fond de Guerre froide, des ghettos de Kingston à ceux de New York, avec à peine le temps de prendre une bouffée de ganja sur un air de reggae. Par cet enchevêtrement, Marlon James nous désoriente, comme pour mieux nous irriguer d’une langue sidérante, mâtinée en permanence de patois rasta, d’humour et de trouvailles. Il faut l’entendre, ce souffle enragé. Car bien plus que l’art harmonieux de la polyphonie, c’est une cacophonie des plus vibrantes qu’il maîtrise. Ça grouille, ça crie, ça saigne, c’est toute la violence que peut le monde, un peuple entier qui se trouve en perpétuelle perdition, en perpétuelle fureur. Un uppercut littéraire. Jamaïcain de naissance, américain d’adoption, Marlon James est aujourd’hui unanimement encensé par la critique anglo-saxonne. Ce troisième roman, le premier publié en France (par l’excellente collection « Terres d’Amérique ») a remporté le très prestigieux Man Booker Prize en 2015. Morrison, Ellroy, Tarantino, Trouillot ? N’osons pas ces comparaisons, il les refuse. Marlon James est un tour de force à part entière.

Hugo Latreille, Librairie Nouvelle, Asnières-sur-Seine