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Les coups de coeur des libraires

Les libraires sont toujours de bon conseil,
alors leurs coups de cœur sont forcément des livres qui vont vous plaire…

J’ai adoré ce recueil de nouvelles. Publié dix ans après la mort de l’auteure, c’est une découverte. Le style est unique, reconnaissable dès les premières lignes. À mesure qu’on progresse dans le livre, Lucia Berlin se dévoile. Elle n’est pas l’unique sujet de ses récits, loin de là. Il y a de nombreux portraits d’hommes et de femmes. Ce qui frappe, c’est la vie contenue dans ces histoires, le désir d’insouciance et de légèreté des personnages, le très grand respect mis à les peindre.

Au début, on imagine une femme un peu fruste, alcoolique, tirant le diable par la queue et élevant tant bien que mal ses quatre fils. Peu à peu, le portrait se fait plus nuancé, l’enfance est cabossée, la mère névrosée, mais il y a aussi un milieu privilégié, une adolescence au Chili, une sœur tendrement aimée, le Mexique, des amoureux multiples, des fils responsables et des policiers pas toujours compréhensifs. Le double fictif de Lucia Berlin fait mille métiers, professeur, secrétaire médicale ou femme de ménage, tout est bon pour faire vivre sa famille.

Ce qui est remarquable, c’est le ton, cet humour en demi-teinte, la vérité psychologique des personnages qui les rend réels. Les défauts sont soulignés. L’alcool, qui revient dans presque toutes les nouvelles, n’est jamais idéalisé. Un vrai plaidoyer contre l’alcoolisme. Il faut lire « Ingérable », description d’une femme à la recherche de sa ration d’alcool tôt le matin avant que ses enfants ne se lèvent. Le récit est glaçant et si bien écrit qu’on ne peut s’en détacher.

On est sans cesse pris à contre-pied. Ce qui commence tragiquement se termine dans un éclat de rire, parfois grinçant, souvent par une pirouette. On referme le volume en souhaitant la traduction d’autres nouvelles de Lucia Berlin.

FLORENCE REYRE, Librairie Gibert Joseph, Paris

Memory est une albinos condamnée à mort pour avoir tué un blanc. Au-delà de la vérité sur Memory et son histoire, c’est la société zimbabwéenne qui est ici dépeinte avec brio.

Memory, la narratrice, est en prison. Accusée du meurtre de son protecteur blanc, elle attend la sentence dans le couloir de la mort. Pour l’aider dans sa plaidoirie, son avocate la prie de consigner ses souvenirs, d’écrire tout ce qui s’est passé. Et c’est sous la forme d’une compilation de souvenirs, une sorte d’autobiographie, que ce roman très réussi est construit.

Mais Memory a une autre particularité : elle est albinos. Elle retrace son histoire, celle d’une petite fille pauvre vivant dans un Township près de la capitale. Confrontées aux superstitions délirantes entourant les albinos et à une dynamique familiale un peu particulière, notamment vis-à-vis de sa mère, elle finit par être confiée (vendue selon elle) à l’âge de 9 ans à un riche homme blanc, qui lui donnera la chance d’intégrer les meilleures écoles et auquel elle va s’attacher. L’a-t-elle vraiment tué ? Et pour quelles raisons sa famille l’a-t-elle abandonnée à cet homme ?

Cet excellent roman, qui dépeint avec talent un Zimbabwe toujours en proie à des rapports de domination extrêmement marqués, brosse des personnages bien incarnés et dégage à chaque page une humanité saisissante. Un vrai coup de cœur.

GUILLAUME CHEVALIER, Librairie Mot à mot, Fontenay-sous-Bois

Depuis l’incroyable Le Diable, tout le temps, paru en 2012 (Le Livre de Poche), le nouveau roman de Donald Ray Pollock se faisait attendre et ne déçoit pas. On y retrouve les ingrédients qui on fait son succès. L’incontournable collection « Terres d’Amérique » confirme le talent de l’auteur.

1917. Quelque part au cœur des États-Unis, des hommes tentent de donner un sens à leurs pauvres existences. Ellworth Fiddler, fermier récemment plumé de ses maigres économies suite à une arnaque, tente de retrouver son jeune fils de 16 ans, ivrogne à ses heures perdues et disparu depuis peu de la maison. À la plus grande surprise de son père, Eddie se serait enrôlé dans l’armée. En effet, le pays engagé sur le front contre l’Allemagne, voit germer un peu partout des campements militaires destinés à enrôler et former les jeunes soldats avant de les envoyer en Europe. L’occasion pour nous de suivre le lieutenant Bovard, universitaire passionné par l’art militaire grec et romain.

Ayant découvert son homosexualité depuis peu, il voit sa vie prendre un sens au cœur de cette fourmilière de jeunes hommes transpirants, entraînés et prêts au combat. Non loin de là, une chasse à l’homme est engagée entre les frères Jewett, les autorités, et un groupe d’hommes embauchés par un riche industriel pour venger la mort de son fils. Le gang Jewett, comme il est surnommé dans les journaux, est composé de trois frères : Cane, Cob et Chimney. Élevés par un père persuadé qu’une vie de dur labeur les mènerait tout droit à la table du « banquet céleste », comme il se plaisait à leur répéter inlassablement, deux des frères n’hésitent pas, après la mort du patriarche, à entraîner le plus jeune sur les routes du grand banditisme.

Inspirés par le seul livre qu’ils aient lu et connu, La Vie et les aventures de Bloody Bill Bucket, ils s’embarquent dans une vie de hors-la-loi. Malheureusement pour eux, ils ne seront pas les plus doués dans l’art du braquage. Ils seront surtout accusés à tort de bien plus de crimes que ceux qu’ils auront réellement commis.

Ces personnages et bien d’autres seront également amenés à croiser, entre autres, Jasper Cone « responsable des installations sanitaires » de la ville de Meade, complexé depuis son plus jeune âge par un énorme sexe. Devenu à moitié fou, il rêve en secret d’être un héros qui débarrassera la ville des toutes ses crapules. Lire du Donald Ray Pollock, c’est se laisser porter par des personnages authentiques, violents, humains et drôles. Lire du Donald Ray Pollock, c’est comme si Faulkner, Cormac McCarthy et Tarantino s’étaient donnés rendez-vous pour nous offrir un roman sombre et lumineux à la fois.

Un humour noir finement maîtrisé qui ne fait qu’ajouter du style au texte. Une mort qui en vaut la peine est un livre qui en vaut la peine. Nous sommes entraînés le long des routes américaines aux côtés d’hommes malmenés par la vie et qui n’ont plus rien à perdre.

« Un matin de 1917, juste avant l’aube, le long de la frontière entre la Géorgie et l’Alabama, alors qu’un autre mois d’août torride touchait à sa fin, Pearl Jewett réveilla ses fils d’un aboiement guttural, plus animal qu’humain. »

STÉPHANIE BANON, Librairie Charlemagne, La Seyne-sur-Mer

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